• Van Gogh, le suicidé de la société Antonin ARTAUD

     

    [...] Un fou, Van Gogh ?

     

     

    Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par

     

    lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.

     

    Peinte par Van Gogh extralucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous

     

    épie, qui nous scrute avec un œil torve aussi.

     

    Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d'homme avec une force

     

    aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l'irréfragable psychologie.

     

    L'œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-

     

    même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment

     

    vivre en lui, mais celui d'un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie.

     

    Non, Socrate n’avait pas cet œil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce

     

    regard à déshabiller l’âme, à délivrer le corps et l’âme, à mettre à nu le corps de l'homme, hors des

     

    subterfuges de l'esprit.

     

    Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses

     

    sourcils maigres et sans un pli.

     

    C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme

     

    un arbre bien équarri.

     

    Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard, parti

     

    contre nous comme la bombe d'un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le

     

    remplit.

     

    Mieux qu’aucun psychiatre au monde, c’est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa

     

    maladie.

     

    Je perce, je reprends, j'inspecte, j'accroche, je descelle, ma vie morte ne recèle rien, et le

     

    néant au surplus n’a jamais fait de mal à personne, ce qui me force à revenir au dedans, c’est

     

    cette absence désolante qui passe et me submerge par moments, mais j'y vois clair, très clair,

     

    même le néant je sais ce que c'est, et je pourrais dire ce qu'il y a dedans.

     

    Et il avait raison, Van Gogh, on peut vivre pour l'infini, ne se satisfaire que d'infini, il y a

     

    assez d'infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh

     

    n'a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société le lui a interdit.

     

    Carrément et consciemment interdit.

     

    Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de Gérard de Nerval,

     

    de Baudelaire, d'Edgar Poe et de Lautréamont.

     

    Ceux qui un jour ont dit :

     

    Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de ton génie, quant à

     

    l'infini, c’est pour nous, l'infini.

     

    Car ce n'est pas à force de chercher l'infini que Van Gogh est mort, qu’il s’est vu contraint

     

     

     

     

     

    d’étouffer de misère et d’asphyxie, c'est à force de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux qui,

     

    de son vivant même, croyaient détenir l'infini contre

     

    lui ;et Van Gogh aurait pu trouver assez d'infini

     

    pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n’avait voulu se l'approprier

     

    pour nourrir ses partouses à elle, qui n’ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.

     

    De plus, on ne se suicide pas tout seul.

     

    Nul n’a jamais été seul pour naître.

     

    Nul non plus n’est seul pour mourir.

     

    Mais, dans le cas du suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au

     

    geste contre nature de se priver de sa propre vie.

     

    Et je crois qu'il y a toujours quelqu'un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous

     

    dépouiller de notre propre vie.

     

    Ainsi donc, Van Gogh s'est condamné, parce qu'il avait fini de vivre et, comme le laisse

     

    entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant

     

    la naissance d'un fils de son frère, il se sentait

     

    une bouche de trop à nourrir.

     

    Mais surtout Van Gogh voulait enfin rejoindre

     

    cet infini pour lequel, dit-il, on s’embarque

     

    comme dans un train pour une étoile, et on s’embarque le jour où l’on a bien décidé d’en finir avec

     

    la vie.

     

    Or, dans la mort de Van Gogh, telle qu’elle s’est produite, je ne crois pas que ce soit ce qui

     

    s’est produit.

     

    Van Gogh a été expédié du monde par son frère, d’abord, en lui annonçant la naissance de

     

    son neveu, il a été expédié ensuite par le docteur Gachet, qui, au lieu de lui recommander le repos

     

    et la solitude, l’envoyait peindre sur le motif un jour où il sentait bien que Van Gogh aurait mieux

     

    fait d'aller se coucher.

     

    Car on ne contrecarre pas aussi directement une

     

    lucidité et une sensibilité de la trempe de

     

    celles de Van Gogh le martyrisé.

     

    Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction,

     

    et il n’est pas besoin pour cela d’être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d’être en

     

    bonne santé et d’avoir la raison de son côté.

     

    Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un crime de m’entendre dire

     

    : "Monsieur Artaud, vous délirez", comme cela m’est si souvent arrivé.

     

    Et Van Gogh se l'est entendu dire.

     

    Et c’est de quoi s’est tordu à sa gorge ce nœud de sang qui l’a tué. [...]

     

     

    Antonin ARTAUD


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  • Commentaires

    1
    Dimanche 8 Mars 2015 à 12:19

    Faire de Van Gogh un martyr me semble très réducteur au regard de son génie.

    Et faire du monde l'ennemi qui l'aurait assassiné me le semble tout autant.

    Van Gogh aimait la vie, et le monde, il suffit de contempler ses tableaux.

    La vie est à la fois d'une grande simplicité et d'une grande complexité.

    Bon dimanche Rien.

    2
    Jeudi 12 Mars 2015 à 09:01

    L'intérêt ici, c'est plus Arthaud ("le Momo") aux prises avec sa "folie" et la révolte que cela suscitait chez lui, que Van Gogh. Arthaud menait un combat dramatique, son être intérieur était la proie des tourments et son génie particulier l'inclinait à donner des pages véritablement hantées. Il n'est pas ici question je pense d'exactitude, mais bien plutôt d'illustrer le fait que l'auteur était excédé. De plus à l'époque de ce texte, il était courant d'afffirmer que Van Gogh était fou, même si au fond on n'en sait rien...

    3
    Jeudi 12 Mars 2015 à 14:00

    Certainement Polymathe, mais sans doute ai-je volontairement choisi de m'exprimer en me centrant sur Van Gogh.

    Le monde est si fou aujourd'hui, je veux parler du monde réel bien sûr, qu'il nous astreint à des urgences autres que virtuelles certains jours.

    Mais merci infiniment pour tes précisions.

    Belle et douce journée à tous :-)

    4
    Dimanche 15 Mars 2015 à 17:49

    Je suis d'accord avec Antigone yes

     

     

    Sous son lumineux regard 

    ses tableaux s'adresse à notre coeur

    en couleur de Vie

     

    Amitié Rien

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